Emmanuèle Bernheim, romancière de la rencontre et de l'obsession (2025)

Son sixième et dernier livre, son premier écrit à la première personne, parlait de la mort, celle de son père, à 89 ans. Elle racontait comment il lui avait demandé à sa sœur et à elle de l’aider à en finir après un accident vasculaire qui l’avait laissé diminué. Tout s’est bien passé (Gallimard, 2013) avait relancé le débat sur le suicide assisté. Emmanuèle Bernheim, la romancière et scénariste aux grands yeux couleur piscine, est morte à 61 ans le 10 mai des suites d’un cancer du poumon.

Née en 1955, Emmanuèle Bernheim, fille du collectionneur d’art contemporain André Bernheim et de la sculptrice Claude de Soria a passé son enfance à Elbeuf puis son adolescence à Paris. L’ado obèse a la haine et l’envie de «tuer tout le monde», dit-elle à Livres Hebdo (daté du 23 novembre 2012). Ce qui la sauve, ce sont les «milliers» de films qu’elle engloutit devant la télévision. Et Sartre. A 13 ans, elle lit le Mur : celle qui rêve de tirer sur tout ce qui bouge découvre dans la nouvelle Erostrate un homme qui passe à l’acte. «Je n’étais plus seule. Et puis j’avais là, sous mes yeux, imprimé noir sur blanc, ce que je croyais inavouable, indicible. Quelqu’un m’avait comprise», témoigne-t-elle dans le quotidien Infomatin en 1995. Depuis cette première émotion littéraire, elle ne se déplaçait jamais sans emporter le Mur.

Après une licence de japonais aux Langues O, Emmanuèle Bernheim commence une analyse qui, elle aussi, lui «sauve la vie». Elle travaille chez Marin Karmitz pendant quatre ans, puis entre aux Cahiers du Cinéma comme responsable des archives photos. Rocky 3, de et avec Sylvester Stallone, qu’elle voit au cinéma en 1983 est un choc. «C’était le premier Rocky que je voyais, et je ne saurais exactement dire pourquoi ce film m’a touchée» (Le Monde, 25 août 2001). Serge Daney l’incite à écrire dessus dans les Cahiers.

Pour son premier roman, le Cran d’arrêt (Denoël, 1985), qu’elle entreprend après un voyage au Mexique, elle songe à une histoire d’amour. Elle lit un «Harlequin» et, en le refermant, se dit que la violence l’intéresse plus que la romance. L’intrigue de Cran d’arrêt, face-à-face entre une femme et un homme, part d’un coup de couteau. Un collègue des Cahiers, Jean-Paul Fargier, lui conseille d’envoyer son manuscrit chez Gallimard à Philippe Sollers. Bingo. Deux ans plus tard, elle publie Un couple (Gallimard 1987), une relation amoureuse rongée par les malentendus et les peurs.

C’est Sa femme, qui la révèle au grand public. Comme les deux précédents, c’est un livre très court, 114 pages. L’œuvre d’Emmanuèle Bernheim est marquée par la concision, un style sec et des plans visuels. Parfois par une forme d’absence. Dans différentes interviews, elle affirmait écrire très peu, et dans un sentiment brutal d’urgence. «Je n’arrive à écrire que quand j’éprouve vraiment un besoin physique.» Sa femme parle aussi d’une relation de couple: Claire, une trentenaire célibataire, est obsédée par la vie quand il n’est pas avec elle, de Thomas, un chef de chantier, marié avec deux enfants. Le roman remporte le prix Médicis 1993; Gallimard en vendra plus de 100 000 exemplaires. Le suivant, Vendredi soir (Gallimard, 1998) traite une nouvelle fois d’une rencontre et d’une obsession (Libération du 15 janvier 1998). Laure prend un inconnu en stop lors d’une grève des transports publics, la veille de son emménagement avec François, et elle est hantée par l’odeur qu’il dégage. Elle adaptera le roman à l’écran avec Claire Denis derrière la caméra, le couple étant incarné par Valérie Lemercier et Vincent Lindon.

Si elle se jugeait meilleure «lectrice et docteur que scénariste», Emmanuèle Bernheim a œuvré comme scénariste dès 1988 sur l’Autre nuit de Jean-Pierre Limosin et collaboré à plusieurs scénarios de François Ozon (Sous le sable, 2002; Swimming Pool, 2003; 5X2, 2004). Ces dernières années, elle avait travaillé avec Jean-Paul Rappeneau sur un film qui ne s’est finalement pas fait comme ce fut le cas pour Plateforme, dont elle a signé le scénario avec Michel Houellebecq. Membre depuis 2010 du jury Médicis, elle avait accepté de remplacer au pied levé Julie Gayet en janvier 2014 comme jury de la Villa Médicis, la nomination de l’actrice, compagne de François Hollande, ayant fait polémique.

Son émotion forte devant Rocky avait inspiré à cette adepte de boxe française une nouvelle sollicitée en 2001 par le journal Le Monde. Le texte deviendra un bref livre paru chez Gallimard en 2002, Stallone (Libération du 30 mai 2002). Le suivant et dernier en date viendra dix ans plus tard, déclenché par la mort de son père (Libération du 2 janvier 2013). Tout s’est bien passé, c’était à la fois un titre et une fin. Son compagnon, Serge Toubiana, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, ancien directeur de la Cinémathèque française, a informé dans un communiqué que la cérémonie aurait lieu lundi prochain à 15h30 au crématorium du Père-Lachaise.

Emmanuèle Bernheim, romancière de la rencontre et de l'obsession (2025)

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